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Un conte de Noël - Episode 2

Jeanne entra dans son appartement. C’était un lieu calme et épuré. Elle ne perdait pas de temps en décoration ou autres frivolités. L’essentiel y était, sans superflu. On aurait cru l’intérieur d’une maison témoin. Même les box de démonstration de chez Ikéa contenaient plus de vie que son chez elle. Les vêtements de Marc qui jonchaient le sol de la chambre représentaient les seules traces de vie humaine de l’appartement. En se baissant pour ramasser une paire de Reebok pleine de boue, Jeanne imagina la journée de son mari. Il avait dû faire un jogging au milieu de sa virée dans les magasins. Marc avait le sens des fêtes de fin d’année. Il adorait ça. Les petites attentions pour les gens qu’il aime, la bonne bouffe, les accolades et les anecdotes au coin du feu. La vie n’avait jamais tué son optimisme. La magie de Noël fonctionnait encore pour lui. Jeanne lui en voulait terriblement pour ça. «J’ai choisi la vie» lui répétait-il souvent.

 

Elle voulut le chasser de son esprit, cela ne lui faisait jamais de bien de repenser à toutes les différences qui s’accumulaient entre eux depuis quelques années. Mais, en ouvrant le réfrigérateur,  elle découvrit une assiette d’huîtres que son mari avait préparée pour elle. Un post-it était posé dessus. «Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. JTM. M.»

 

«Je t’aime»... Elle se demandait comment il pouvait encore l’aimer. Il croyait qu’il l’aimait. Par habitude, par confort, par lâcheté. Mais était-ce bien réel ? Elle-même se posait parfois la question. Elle avait déjà voulu le quitter mais partir serait anéantir pour toujours leurs souvenirs, les bons comme les mauvais. Elle avait du mal à s’y résoudre. Elle préférait donc cette mascarade rassurante.

 

Elle alluma son ordinateur, lança sa compilation d’Abbey Lincoln et se servit un verre de vin. Son regard se posa sur un sachet d’herbe qui traînait sur l’étagère. Elle n’avait pas fumé depuis des mois. Son beau-frère l’avait oublié quelques jours plus tôt. Elle décida de se rouler un petit joint. Après tout, personne ne le saurait. Elle pourrait dormir sans problème, sans peine et sans rêve.

 

Elle s’installa dans son canapé en cuir blanc, et tira quelques bouffées. Elle repensa à sa journée, à sa soeur qui ne la comprenait pas, à Marc qui était ailleurs ce soir. Elle visualisa même Adèle, servant des mojitos à toute sa famille, l’image de Gabin et de ses grands yeux lui revint en mémoire. Elle se demanda si elle n’était pas devenue folle comme le lui avait dit Clotilde.

 

Elle tourna lentement la tête vers la fenêtre et constata avec une grande surprise qu’il neigeait. De toute sa vie, jamais elle n’avait vu de neige à Noël. Elle se mit à sourire malgré elle. Elle se leva pour admirer ce paysage apaisant. La neige offrait une trêve. Le temps paraît suspendu, les lieux les plus banals deviennent de véritables modèles pour Instagram lorsque l’hiver étale négligemment son manteau blanc. Elle s’apprêtait à aller chercher son téléphone pour immortaliser l’instant quand un mouvement attira son attention. Dans l’ombre de la porte cochère de l’immeuble d’en face, quelqu’un l’observait. Elle en était sûre. Elle plissa les yeux et attendit. La brume épaisse donnait à sa petite rue ordinaire une allure fantasmagorique. Jeanne ouvrit la fenêtre pour jeter son mégot dans le cendrier du balcon. Le froid saisissant la fit serrer les dents, elle la referma d’un coup sec et se retourna lentement. Son regard se posa sur le canapé, et comme si c’était prévu, comme si elle s’y était préparée, elle s’aperçut qu’elle n’était plus seule.  Une femme d’une soixantaine d’années était assise. Droite, stricte dans son tailleur sombre, le visage néanmoins doux, elle regardait Jeanne.

 

-Maman ?

 

Marie, la mère de Jeanne, était morte dix ans plus tôt. Il n’y avait donc aucune raison qu’elle se trouve là, assise, à regarder tranquillement sa fille. Jeanne tremblait. Elle regarda le sachet d’herbe en se demandant si elle n’en avait pas mis un peu trop. Elle se pinça, comme n’importe qui l’aurait fait, enfin, peut-être un peu plus fort que n’importe qui car elle grimaça de douleur. Etrangement, Jeanne n’avait pas peur. La présence de sa mère -aussi morte fut-elle- lui procura la même sensation de bien-être que lorsqu’elle était enfant. Elle lui sourit, mais Marie ne le lui rendit pas.

 

-Jeanne, il faut vraiment que tu aies poussé le bouchon un peu loin pour que je vienne jusqu’à toi dans mon état !

 

«Dans mon état», amusant, même à six pieds sous terre, elle avait un sens particulier de la formule.

 

-Tu es revenue pour m’engueuler ?

 

-Non, pas vraiment. Je suis revenue pour te prévenir.

 

- Me prévenir ?

 

-Jeanne, de là où je suis, je t’observe. J’observe tous les gens que j’ai aimés à vrai dire. Bon, entre nous, j’espionne aussi un peu notre ancienne voisine, tu te rends compte qu’elle a encore changé de mari ?

 

-Maman ! Viens-en au fait ! De quoi veux-tu me prévenir ?

 

-Oui, bon... Le spectacle que m’offre ta vie me fait beaucoup de peine. Mais ce n’est pas à moi de te le dire, je ne suis pas forcément la meilleure pour donner des leçons en matière de bonheur. Mais, dans mon monde, celui qui m’a accueillie il y a longtemps déjà, nous avons certaines opportunités...

 

-De quel ordre, ces opportunités ?

 

-J’ai pu faire appel à trois esprits, des incarnations devrais-je dire. Bref, sous une forme ou sous une autre,  tour à tour, ils t’apparaîtront cette nuit. Le premier d’entre eux devrait arriver à une heure. Ne cherche pas à les fuir, écoute ce qu’ils ont à te dire, regarde ce qu’ils ont à te montrer, ressens les émotions qu’ils vont partager avec toi. Jeanne, ma chérie, je crois bien que ma présence ce soir représente ta dernière chance.

 

Une dernière chance de quoi ? Jeanne se demandait bien en quoi elle avait besoin d’une dernière chance. Elle ne souhaitait rien, elle n’avait besoin d’aucune chance pour quoique ce soit. Elle avait probablement mal refermé la fenêtre car elle se rouvrit violemment. Le temps de se retourner pour la verrouiller, Marie était partie.

 

Jeanne avait besoin de reprendre ses esprits. Elle alla prendre une douche pour se donner un coup de fouet. Elle avait toujours eu une imagination débordante, mais là, cela dépassait l’entendement. La précision que lui avait offert sa vision était déstabilisante. Le chignon serré de Marie, sa voix, son regard. C’était elle, exactement elle, comme Jeanne aimait s’en souvenir de temps en temps. Elle rangea le sachet d’herbe et prit la décision de le ramener dès le lendemain à son propriétaire. Une bonne nuit de sommeil lui remettrait les idées en place. Elle éteignit toutes les lumières et se coucha dans les draps frais de son lit vide. S’endormir seule un soir de Noël... C’était peut-être ça qui avait attristé si profondément sa mère.

 

«Quand Jeanne s’éveilla, il faisait si noir, que regardant de son lit, elle pouvait à peine distinguer la fenêtre transparente des murs opaques de sa chambre.» Elle tenta de voir ce que l’obscurité cachait, mais elle ne vit que les aiguilles phosphorescentes de son petit réveil qui indiquaient faiblement minuit cinq.

Elle se leva et, à tâtons, se dirigea vers la fenêtre. Le brouillard s’était encore épaissi et la rue était d’un calme absolu.

 

Toujours perturbée par l’apparition de sa mère, elle regagna son lit. Elle pensait, repensait et pensait encore à ce qu’elle lui avait dit. Plutôt cartésienne d’habitude, un doute étrange grondait dans sa tête. Des esprits ? A une époque, elle aurait aimé y croire, elle aurait tant voulu discuter avec ceux qu’elle avait perdus, avec Marie, c’était fait. Mais lui ? Viendrait-il la voir ? Qu’avait voulu dire sa mère en parlant d’incarnations ? S’agissait-il de fantômes en drap blanc, un boulet au pied qui viendraient lui susurrer des «Hou» au creux de l’oreille ? Non, c’était stupide... Tout ça n’était qu’un songe, le simple voyage d’une fumeuse ponctuelle. Mais quand-même, ça avait l’air si réel.

 

Jeanne décida qu’il ne coûtait pas grand chose d’attendre un peu. «Le premier d’entre eux devrait arriver vers Une heure»... Elle saurait.

 

Attendre dans la douce moiteur de sa couette sans s’endormir fut plus difficile qu’elle ne l’aurait cru, et plus d’une fois, elle piqua du nez. Puis, la grande aiguille termina enfin sa course. Minuit cinquante neuf.

 

«Plus qu’une minute» pensa-t-elle, mi excitée, mi effrayée.

 

Une heure. La pièce demeurait noire et silencieuse.

 

Rien ne se passa, une pointe de déception l’envahit. Elle était quand même soulagée de ne pas rencontrer d’horribles créatures. Elle allait se rallonger en se disant que finalement, elle n’était pas si folle que ça, quand soudain, elle entendit, par la porte laissée entrouverte, chanter une petite voix dans le salon. «Promenons nous dans les bois, pendant que le loup y est pas...»

 

Une lumière vacillante et colorée venait frapper les murs de sa chambre, éclairant, ça et là, la commode, le meuble ou elle-même. La  voix claire, celle d’une petite fille, se fit de plus en plus forte, comme si la chanteuse s’approchait de la chambre.

 

Jeanne sentait battre son coeur plus fort qu’à l’ordinaire. Elle s’attendait à découvrir Chucky ou l’une de ses copines. Elle s’approcha doucement et sans un bruit de la porte quand celle-ci s’ouvrit en grand, amenant dans la pièce une étrange clarté.

 

Les yeux de Jeanne s’habituèrent peu à peu à la lumière. En fait de poupée effrayante, elle découvrit une petite fille vêtue d’un costume de princesse. Ses cheveux noirs et bouclés tombaient en cascade sur ses petites épaules fragiles. Elle regardait droit dans les yeux de Jeanne, avec douceur et bienveillance.

 

-Euh... Petite fille, demanda Jeanne, es-tu l’esprit dont la venue m’a été prédite ?

 

-«Petite fille» ? Jeanne, tu es vraiment une insupportable peste. «Petite fille»... Je ne suis pas n’importe quelle petite fille !

 

Cette voix, ce ton... Jeanne avait l’impression de connaître cette gamine.

 

-Qui es-tu donc ?

 

-Je suis l’esprit des Noël passés.

 

C’était donc ça. Cette petite fille devait être une incarnation de ce qu’elle avait été elle, lorsqu’elle était enfant. Et comme si, la fillette avait lu dans les pensées de Jeanne, elle ajouta :

 

-Tout ne tourne pas autour de toi Jeanne ! Je ne suis pas toi. Comment as-tu pu oublier à ce point ce que j’étais ?

 

-Clotilde ?

 

-Ah ! Quand même !

 

En effet, en observant de plus près la petite princesse, Jeanne reconnut le visage de l’enfant qui avait partagé ses jeux; son regard malicieux, son incisive droite fêlée qu’elle avait, un jour, cassée en tombant de la balançoire. Jeanne finit par lui demander quel était l’objectif précis de sa mission.

 

-Ton bonheur Jeanne. C’est tout ce que je suis venue te rendre.

 

Jeanne ressentait à la fois amusement et reconnaissance face à ce si gentil fantôme, innocent et encore prêt à croire, dans sa candeur, que le bonheur était une chose réelle que l’on pouvait rendre à qui l’avait perdu. Elle la trouvait bien naïve, exactement comme la Clotilde qu’elle était devenue ces dernières années.

 

Encore une fois, l’esprit sembla entendre les pensées de notre désenchantée car elle reprit :

 

-Oui, bon, je ne vais peut-être pas réussir à te rendre heureuse. Mais, je vais tenter au moins une conversion. Couvre-toi, nous sortons et dehors il fait très froid...

Tag(s) : #5 Minutes à la Cave

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