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Jeanne 

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Avant de commencer la lecture de mon histoire, il faut absolument que vous vous replongiez dans vos souvenirs d’enfant, il faut laisser place à ce monde de tous les possibles, il faut que les humains puissent s’envoler, que le temps puisse être remonté, que les fantômes, drôles ou effrayants aient le droit d’être convoqués. «Autrement, l’histoire que je vais raconter ne pourrait rien avoir de merveilleux». Sans magie, Harry Potter ne serait qu’un élève un peu caractériel et vaguement doué en sport, Marie Poppins une nounou extrêmement investie et Avatar une jolie fable écolo. Sans le merveilleux, Jeanne, MA Jeanne, celle de l’histoire, ne serait qu’une trentenaire aigrie qui bosse dans la comm’ et qui refuse en bloc la moindre manifestation de joie.

 

Jeanne était capable de voir la beauté des choses, elle ressentait une émotion particulière à l’écoute de certains morceaux de Béchet, elle savait s’émouvoir devant les films de Cary Grant, ou déguster avec plaisir son verre de Chardonnay. Les petits bonheurs comme héritage maternel... Mais ces joies-là étaient très intérieures et finalement toujours solitaires. Les rapports humains, le partage, elle ne savait pas. Elle avait laissé son travail seul régisseur de son existence. Elle était noyée sous les appels d’offres, les réseaux sociaux, l’image, les évènements de ses clients. Sa boîte ne lui offrait que pression et dates butoirs. Elle était entourée d’individus hypocrites, de compétiteurs sans vergogne.  Mais c’était les affaires. Cela ne lui posait aucun problème. Elle s’était adaptée et ce monde fourbe avait fini par déteindre sur elle. Elle travaillait et pendant ce temps-là, elle oubliait les morsures de sa vie privée. 

 

Elle n’avait plus de temps pour les siens. Ses amis avaient fait le deuil de sa présence, certains la critiquaient sûrement pour tout ça. Mais personne ne lui disait jamais rien. Ils avaient juste appris à vivre sans elle. Même Clotilde, sa soeur, ne trouvait plus grâce à ses yeux. Elles avaient été si proches par le passé. Leur complicité n’était plus qu’un vague souvenir. Jeanne ne la considérait plus guère que comme une femme d’intérieur au service de ses trois hommes âgés de six mois à trente-sept ans.

Ce qui agaçait le plus Jeanne, c’était le côté Miss Parfaite de Clotilde que ses deux grossesses n’avaient pas effacé. Une maman patiente, une maîtresse de maison hors paire, une femme sexy, elle était objectivement très belle, mais dans les yeux de son mari, elle irradiait. Un parfait gentleman, un amour transis, bref, l’incarnation du prince charmant. D’une mièvrerie tout ça... Jeanne était pourtant belle, elle aussi. Sa chevelure noire, ses jambes immenses et son sourire ravageur n’avaient rien à envier aux atouts de Clotilde. Seulement, son visage sans sourire, ses yeux sans lumière et ses lèvres pincées ternissaient ce que la nature lui avait offert. Jeanne était devenue jalouse de sa soeur, et il était difficile de comprendre comment elle avait laissé naître ce sentiment au fond de son coeur.

Quant à Marc, le mari de Jeanne, il ne parvenait plus à lui dire combien elle lui plaisait. Oh, il l’aimait toujours depuis toutes ces années, même s’il ne savait plus vraiment pourquoi. La femme dont il était tombé amoureux était si bien dissimulée au fond de l’âme de Jeanne que parfois Marc se demandait s’il la reverrait un jour. Il lui arrivait encore de chercher la charmante étudiante en Art, sa malice et sa joie de vivre lui manquaient. Il se rappelait la fréquence de leurs rapports amoureux. Bien-sûr, Marc n’était pas idiot. Il savait bien qu’au bout de sept ans, on ne fait plus l’amour dans la voiture ou sur la plage, à midi ou à trois heures du matin. Mais là, c’était devenu un tel rien qu’il ne parvenait plus à se souvenir de leur dernière fois. Jeanne n’en était plus à ce genre de considération, elle avait même oublié que le sexe existait.

 

«Un jour, le meilleur de tous les bons jours de l’année, la veille de Noël Jeanne était assise, fort occupée» derrière son Mac. Elle était en charge de l’organisation de la soirée de la St Sylvestre de l’un de ses clients. Un riche patron d’une société de mutuelle qui avait récemment dû licencier une bonne centaine d’employés. Il voulait redorer son blason en organisant un réveillon digne des plus belles soirées de la Jet Set. C’était un homme abject, prétentieux et mégalo. Jeanne le détestait profondément, mais le bénéfice d’un tel évènement était plutôt intéressant, on verrait son nom et il était hors de question de laisser un tel contrat à la concurrence. Elle jeta un rapide coup d’oeil sur le fil d’actualités de son twitter et découvrit un message acerbe à son sujet. Elle décida, pour une fois, de ne pas rentrer dans le jeu puéril qui sévissait sur les réseaux, à savoir régler ses comptes en public. Elle était douée pour ça. Elle espionnait fébrilement les comptes de certains internautes qui lui faisaient de l’ombre et hashtaguait à la moindre erreur de moins de 140 caractères. Une vraie cyber-peste.

 

Un éclat de rire la fit sursauter. Il venait du bureau voisin, celui d’Adèle, une assistante qu’elle avait embauchée quelques mois plus tôt. Adèle était jeune, amoureuse, rêveuse. Cela agaçait profondément Jeanne. Elle avait conscience des grandes qualités professionnelles d’Adèle mais elle trouvait que sa légèreté l’empêchait d’aller au bout de ses idées. 

 

-Qu’y a-t-il de si drôle Adèle ?

 

Cette dernière chuchota un «je te rappelle» dans son téléphone et rangea l’objet du délit dans son sac à main.

 

-Je suis vraiment désolée Jeanne. Mon chéri. Il était en train de me raconter une blague à propos d’une dinde et.....

 

-Je m’en fiche. Gardez donc vos dindes, vos guirlandes et vos éclats de rire pour quelqu’un d’autre. Où en-êtes vous du plan de table pour la semaine prochaine ?

 

-Le plan de table est terminé. Il est sur votre bureau. Vous ne l’avez pas vu ? 

 

Bien sûr, Jeanne avait parfaitement remarqué le plan de table. Elle l’avait vérifié et n’avait rien trouvé à y redire. 

 

-Vous allez donc pouvoir passer à la suite. Faites un emploi du temps détaillé des gens qui bosseront ce jour-là. A quelle heure viennent les décorateurs ? Ont-ils tout ce dont ils ont besoin? Voyez avec le traiteur comment il s’organise et quand arrivent les serveurs. Je veux une photo de ce qu’ils porteront. Contactez également les artistes. Je veux le programme de leur spectacle, la durée et j’aimerais qu’ils viennent la veille pour faire les balances. Les danseuses doivent être impeccables. 

 

-Oui, j’avais prévu toutes ces tâches. Je m’en chargerai après-demain à la première heure. Regardez, c’est noté là, sur mon planning.

 

-Après-demain ? Mais enfin, nous serons le 26, vous plaisantez ? Vous allez commencer ça dès maintenant. Il n’est que 17h.

 

-Mais, nous sommes le 24 décembre. Ma famille et Thomas m’attendent pour réveillonner. Je m’occupe de l’apéritif cette année et...

 

-Arrêtez de me raconter votre vie, je m’en fiche. 

 

-S’il vous plait

 

-Je me demande pourquoi je vous paie. Je vais devoir faire tout ça moi-même. Allez-y, filez !

 

-Oh ! Merci. Merci beaucoup. Je doute cependant que vous ne parveniez à joindre les gens maintenant. Vous savez, je ne suis pas la seule à fêter Noël cette année.

 

Jeanne s’apprêtait à expliquer à Adèle ce que représentait cette fête pour elle quand la porte s’ouvrit.

 

-Joyeux Noël Soeurette !

 

Clotilde, malgré le fichu caractère de sa soeur, gardait à l’égard de cette dernière toute la chaleur et toute la bienveillance dont elle était capable. Elle savait que Jeanne avait une histoire lourde et, dans une certaine mesure, elle comprenait comment avait pu se former cette glace dans le coeur de sa soeur. Optimiste, elle avait encore envie de croire qu’un jour Jeanne redeviendrait celle qu’elle avait été avant. Avant ce jour, avant ce Noël, avant ce drame qu’elle avait vécu.

 

-Bonjour Clotilde. 

 

-Bonjour Tatie. Gabin, sept ans, souriait toutes dents dehors à sa tante.

 

-Ah tiens, dit-elle à sa soeur, tu es venue accompagnée. Bonjour Gabin. Tu vas bien ? 

 

Le petit garçon n’eut pas le temps de répondre, sa mère venait de prendre Jeanne à partie. Elle avait un petit service à lui demander.

 

-Dis-moi Jeanne, je suis plutôt embêtée. Il me manque un cadeau pour Will. Il faut absolument que je passe à la boutique mais je ne veux pas que Gabin soit là. Il croit toujours au père-Noël. Ce serait trop dommage qu’il comprenne maintenant. Je n’en ai que pour une petite heure. Je fais vite promis.

 

Jeanne ne parut pas gênée le moins du monde lorsqu’elle lui répondit :

 

-Non, non. J’ai énormément de travail. Je n’ai pas le temps de garder des enfants.

 

-Il sera sage, il a apporté ses crayons de couleurs. Et il ne s’agit pas «d’un» enfant. C’est Gabin, ton neveu.

 

-Non, vraiment, je ne peux pas. J’ai un rendez-vous qui ne devrait pas tarder. Je ne garde pas les enfants. Tu le sais bien. Ne me demande pas ce genre de chose. Et puis, parfaitement entre nous, je trouve ridicule que ton fils imagine encore qu’un gros vieillard puisse avoir l’idée de fabriquer des bijoux technologiques et qu’il soit aussi désintéressé pour les filer gratos aux mômes du monde entier. C’est stupide. 

 

-Jeanne, s’il te plait. C’est Noël. Je suis ta petite soeur quand même.

 

-Mais arrêtez tous avec vos Noël à la noix ! Tous les ans, à la même période, on célèbre l’hypocrisie totale et ça ne dérange personne ! Des enfants ingrats qui en veulent toujours plus, des repas partagés avec des membres d’une famille qu’on évite toute l’année, du gaspillage de nourriture, des sourires forcés... Je ne veux plus entendre prononcer ce mot de toute ma vie. Sachez-le.

 

-Hypocrites ? Sourire de force aux membres de sa famille ? Mais Jeanne, enfin, tu ne peux pas rester si éloignée du monde, si éloignée des tiens et surtout si longtemps. Il faut passer à autre chose. Tu me fais peur parfois. J’ai l’impression que tu es devenue complètement folle. Que fais-tu ce soir ? 

 

-Ce soir, je reste tranquille. Seule. Ca m’évitera les bonnes pensées sentimentales. 

 

-Et Marc ?

 

-Il va chez son frère. Comme tous les ans. 

 

-Il accepte de passer Noël sans toi ? Jeanne, pour lui aussi Noël est un triste souvenir. Pourquoi ne restez-vous pas ensemble ? Pourquoi ne l’accompagnes-tu pas ?

 

-Clotilde... 

 

-Bien, bien. Fais comme tu voudras. Dis «aurevoir» Gabin.

 

Jeanne regarda Clotilde et Gabin sortir. Adèle  qui était restée dans l’ombre de son bureau, en profita pour quitter les lieux elle-aussi. Elle n’osa pas souhaiter un joyeux Noël à sa patronne. Une remarque désagréable de plus et elle risquait de démissionner. Adèle et Clotilde bavardèrent un instant de l’autre côté de la rue. Gabin finit par prendre la main de l’assistante. 

 

-Encore une bonne action de la gentille Adèle. Repousser ses préparatifs pour rendre service à une parfaite inconnue... FOUTAISES !

 

Jeanne avait menti évidemment. Aucun rendez-vous ne l’empêchait de s’occuper de son neveu. Elle s’assit à son bureau et se mit à réfléchir au programme de sa soirée. Un bon bouquin, du vin et de la musique. Elle allait passer une soirée parfaite. Marc ne serait même pas là pour lui réclamer un câlin. Lui, triste ? N’importe quoi... Clotilde se trompait vraiment du tout au tout.

 

Elle éteignit son ordinateur, ferma le rideau de fer et emmitouflée dans son écharpe grise, elle partit à l’assaut du froid mordant de cette soirée d’hiver. La nuit était bien installée mais elle était ternie par le scintillement des vitrines et des guirlandes lumineuses qui traversaient la rue. Des retardataires entraient encore dans les boutiques énervant probablement les vendeuses qui devaient absolument aller se mettre sur leur trente-et-un pour aller déguster des toasts au fois gras et des tas d’autres animaux tués en masse pour l’occasion. Jeanne s’arrêta un instant devant l’immense sapin qui ornait la grand-place. Un couple et leurs deux enfants le regardaient eux-aussi. La femme, un énorme bonnet à pompom vissé sur la tête, tourna son visage vers elle, un sourire sur les lèvres. Elle avait l’air heureux de l’être humain qui est exactement à l’endroit où il souhaite être. Jeanne se demanda où elle aimerait être. Une brise la fit frissonner, elle se dit alors qu’être au chaud suffirait à son bonheur à court terme. Elle reprit son chemin. Les lumières de la ville commençaient à être plus aléatoires, moins nombreuses et nettement moins vives. 

 Chaque expiration provoquait un nuage dense devant le visage de Jeanne. La brume, les ombres, la nuit lui donnaient  l’impression de se plonger dans un mauvais polar. Un sentiment désagréable l’envahit. Il lui arrivait parfois de se faire peur en imaginant des situations lourdes, inquiétantes. Certaines ambiances étaient plus propices que d’autres pour ça, la nuit et le froid y contribuaient largement. Son instinct la fit se retourner, juste pour vérifier. En vain, la rue était vide. Elle balaya d’un petit rire encourageant son scénario hollywoodien, composa le code de la porte et pénétra dans la cour intérieure de son immeuble... 

 

                                                                                                                                                    A suivre.

 

 

 

Tag(s) : #5 Minutes à la Cave

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